Kristell
Mon premier beau livre : rétrospective
Quand j’ai découvert les métiers de l’édition, par un heureux hasard de l’année 1993, j’avais toujours eu le secret espoir de produire des beaux livres. Ceux que l’on nomme ainsi car ils sont magnifiques tant sur le fond que la forme : ils sont de grands formats et bien denses car leur contenu est riche et précieux… Le genre de livres qu’on expose dans son salon et que les Anglo-Saxons nomment avec justesse « coffee table books ».
Mon diplôme en poche, les postes que j’ai occupés ne m’ont jamais permis de croiser la route de grands formats, de reliures rigides ou de tirages à reproduire sur d’épais papiers couchés… Ouvrages de droit et de management, romans, livres de poche, thèses, actes de colloques, témoignages, récits familiaux ont fait mes riches heures jusqu’à ce matin ensoleillé de juillet 2021, quand je reçus l’appel téléphonique de Carole.
Mon nom lui a été recommandé. Je lui demande de préciser ce qu’elle souhaite réaliser : « Un beau livre ! Pour le centenaire de notre entreprise, l’année prochaine, nous souhaitons produire un ouvrage à offrir à nos clients et partenaires. Nous avons déjà une partie du texte, nous savons qui va le mettre en page et l’imprimer, mais il faut tout coordonner et j’ai besoin de vous pour m’aider dans ce projet. »
Merci l’univers ou je ne sais qui d’avoir transmis mon nom ! Je fais ma petite danse de la joie, puis me fige, tétanisée de peur : serai-je à la hauteur ? À la hauteur de l’enjeu que je me fais de ce projet, des attentes de Carole et de sa direction, des partenaires avec lesquels je n’ai jamais travaillé ? Et, au fait, cette entreprise centenaire, quelle est-elle ?
En écoutant Carole me décrire le site, je comprends très vite que j’aperçois cette entreprise, depuis mon enfance, sans rien connaître de ce qu’elle fait car je la prenais pour une autre… : les énormes réservoirs qui bordent l’estuaire de la Seine lui appartiennent. Le monde pétrolier est comme un iceberg, on ne voit souvent que sa partie émergée…
Pour réaliser un tel ouvrage, je vais plonger dans l’inconnu. Les clichés ont la vie belle car chacun y va de son préjugé, moi la première ! Et quand vous entrez dans cet univers par la lecture du portrait d’un de ses fondateurs, vous ne pouvez être qu’impressionné… Georges Bourgeois et son sens aigu de l’entrepreneuriat, son audace et sa créativité forcent l’admiration. Il fonde la Compagnie industrielle maritime (CIM) dans les années 1920 dans le but de recevoir, stocker puis acheminer le pétrole vers les raffineries qui s’implantent le long de la Seine, jusqu’en région parisienne. C’est donc à travers son histoire que je découvre le secteur pétrolier. Mes préjugés s’envolent à mesure que je relis le texte très documenté et technique que m’a remis Carole… Les vues aériennes illustrent la transformation du Havre et de l’estuaire de la Seine… J’ai l’impression de redécouvrir ma région d’adoption tout en faisant un travail éditorial passionnant : choisir les illustrations, équilibrer le rapport texte-image et en vérifier la cohérence, réécrire et adapter le récit.
Si l’histoire est ma porte d’entrée dans l’ouvrage, il me faut vite revenir au moment présent : le manuscrit fourni aborde les cinquante premières années de l’entreprise, il faut bien, à un moment ou un autre, traiter des suivantes… C’est alors que Carole me lance un défi : « Nous nous répartissons l’écriture des derniers chapitres, Kristell. Tu viens visiter les lieux, rencontrer les membres du comité de direction pour les interviewer, et tu rédiges le chapitre concernant la période actuelle et les perspectives d’avenir. Depuis le début de notre collaboration, ça fonctionne bien entre nous, et nous te faisons confiance. » Certes, depuis trois mois qu’on travaille ensemble, on se tutoie, on rit, on se réunit souvent, mais je ne maîtrise pas à ce point le sujet pour écrire sur leurs perspectives d’avenir ! Première PLS…
D’habitude, je travaille sur des textes déjà rédigés ou bien j’accompagne les auteurs en leur fixant des objectifs d’écriture ou de planning… Rédiger sur un sujet que je ne connais pas, c’est sortir totalement de ma zone de confort ! Carole m’envoie toutes les newsletters internes depuis 15 ans, je me forme donc et ingurgite une quantité astronomique d’informations sur les métiers, la réglementation et la politique internationale en la matière. Les échanges avec les membres du comité de direction sont particulièrement formateurs : je dois ainsi écrire sur une entreprise dont l’écosystème est stratégique, et dont la principale préoccupation est d’assurer en toute sécurité l’approvisionnement en énergie, tout en s’adaptant à de nouvelles énergies. Ce fut une belle expérience de poser mon regard neuf, parfois naïf, sur un métier aussi complexe. Découvrir que Le Havre est le point de départ de pipelines qui permettent d’acheminer en toute sécurité le carburant vers les aéroports européens, cela m’épate…
Alors bien sûr, tout ne fut pas si enthousiasmant durant ces mois de travail : retards, écriture à quatre ou six mains, réécriture, problèmes de droits de reproduction, délais de relecture, regrets d’auteur, changements de dernière minute… C’est le lot de toute publication. Heureusement qu’il y avait Caroline, la graphiste, pour assurer la mise en page. Nous n’avions jamais travaillé ensemble et ne nous connaissions pas : un tel projet aurait pourtant requis une équipe déjà complice. Si Caroline est une graphiste exigeante et talentueuse, et moi, une relectrice attentive au sens et aux tournures de phrases, nous avons su nous entendre parfaitement sur l’objectif commun : produire un ouvrage dont nous serions toutes les deux fières sur le fond et la forme. Chapitre après chapitre, le livre prend forme et vie. Choisir la typographie, agrandir une photo ici, caler la légende là, redessiner un graphique… Caroline sait donner de l’harmonie et de la cohérence à ses doubles pages. Elle façonne, par son talent, un nouveau récit. Et tandis que j’émerveille devant le graphisme d’un appontement, je vois Carole redécouvrir, à travers nos regards de néophytes, son univers quotidien.
C’est formidable quand la mayonnaise prend à ce point. Et c’est ce qui me plaît particulièrement dans mon métier, ce livre en est l’exemple : si chacune avait un rôle bien précis, nous visions le même objectif de réaliser un beau livre, à tous points de vue. Il y a le partage, les doutes que chacune a ressentis à tour de rôle, toujours effacés par les paroles bienveillantes des autres, la compétence reconnue de chacune dans son domaine et la confiance réciproque que nous mènerions ce projet à terme.
Et un bouclage, c’est-à-dire la période de finalisation d’un fichier avant de l’envoyer en impression, c’est une épreuve en soi. Vous voyez ces marathoniens qui flanchent au 30e kilomètre ? Ben c’est nous, quand on s’impose de tenir encore 12 derniers kilomètres… C’est la dernière ligne droite. On fait les ultimes vérifications (trois fois plutôt qu’une), avec la peur d’avoir loupé une faute ou une info… Et comme la perfection est inatteignable, il faut bien se fixer un point de non-retour, une date butoir : celle de l’envoi en impression… Stress, doute, tension sont mes compagnons du devoir… Je pense, je vis, je dors (ou pas, la plupart des nuits de bouclage) en ayant l’ouvrage en tête… Je mélange tout, regrette une phrase, vérifie une date que j’ai déjà mille fois validée… Jusqu’au moment où les fichiers partent chez l’imprimeur…
Et là, pour moi, c’est chaque fois un accouchement suivi d’une déprime post-partum… Je passe la main. Je laisse un ouvrage prendre un nouveau chemin vers son envol. Je dois faire le deuil de ce qui a occupé mes précédentes journées, d’une aventure humaine aussi car, du jour au lendemain, nous n’avons plus de raison de nous téléphoner ou de caler une réunion… Le vide ! Cette parenthèse de silence me frustre à chaque fois. Bien sûr, je sais que l’ouvrage est entre de bonnes mains, mais je redoute les problèmes d’approvisionnement en papier, le calage machine, les retards ou les problèmes de façonnage… Bref, tout ce qui peut me séparer du moment où, enfin, je tiendrai l’ouvrage entre mes mains… Il y a comme une impatience dans l’air qui le rend irrespirable… Imaginez mon état pour ce premier beau livre : deuxième PLS…
Et enfin, il m’est livré ! Je vois l’année qui a défilé entre le tout premier appel de Carole et cet instant précis où je le tiens. Il est même dédicacé par les membres de la direction. Ils sont ravis et moi aussi : le résultat de cette aventure est entre mes mains, doux au toucher, subtilement parfumé d’encre, chuchotant à chaque changement de page… Un pur bonheur !
Qu’il soit beau livre, essai, récit familial ou rapport de stage, je vis chaque fois une aventure pleine d’adrénaline grâce à mon métier : accompagner les auteurs et leurs projets vers leur destin et leurs lecteurs me réjouit… Et je m’applique à le faire avec cœur !
